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LE STATUT GÉNÉRAL DES FONCTIONNAIRES TABLE RONDE ENTRE MARYLISE LEBRANCHU, JEAN-MARC CANON, ANICET LE PORS. ANIMÉE PAR ISABELLE AVRAN DE LA NVO

Marylise Lebranchu, ministre de la décentralisation, de la Fonction publique et de la réforme de l’État du 16 mai 2012 au 11 février 2016;

Jean-Marc Canon, secrétaire général de l’UFSE-CGT ;

Anicet Le Pors, ministre délégué chargé de la Fonction publique et des réformes administratives du 23 juin 1981au 22 mars 1983, conseiller d’État honoraire ;

Cette table ronde s’est déroulée dans les locaux de la CGT à Montreuil le 1er mars 2016. Elle était animée par Isabelle Avran, rédactrice en chef adjointe de la Nouvelle vie ouvrière (NVO). La transcription a été soumise à relecture aux participants.

Photos © Bapooshoo

■ Isabelle Avran — NVO : Face à la crise, les services publics sont apparus comme des amortisseurs… Les attentats ont confirmé eux aussi leur rôle indispensable. Pourtant, de plus en plus, au moins dans le débat public, la logique de marché semble s’imposer les concernant. Qu’en est-il de cette contradiction ?

◗ Anicet Le Pors : Je crois qu’il faut, s’agissant de la fonction publique et plus généralement du service public, se situer sur le long terme. L’histoire longue est marquée par une affirmation de la montée de l’administration. La société devient de plus en plus complexe et il faut donc un niveau d’organisation toujours plus élevé, qui a conscience de l’unité du service public. Par ailleurs il y a ce qu’on appelle aujourd’hui l’intérêt général (qu’on appelait sous la monarchie le bien commun). C’est cela me semble-t-il la caractéristique de très long terme de l’évolution d’une société comme la France.

Mais cela provoque des réactions, certains n’admettent pas la complexité, préfèrent l’état sauvage, et contestent de fait l’intérêt général au nom de leurs intérêts particuliers. Ainsi, Nicolas Sarkozy affirmait par exemple en 2007 qu’il fallait une révolution culturelle dans la fonction publique, qu’il y avait trop de fonction publique, trop de services publics… Contre la loi et le statut, il faisait prévaloir les contrats de droit privé, négociés de gré à gré — c’était sa formule. En cela, il apparaissait en réaction à l’histoire longue. Élu en mai, il a formulé cette orientation dès septembre. Cela n’a pas marché, parce qu’il y a eu une crise. Il avait chargé un collègue du Conseil d’État, Jean-Ludovic Silicani, de lui remettre un Livre Blanc sur l’avenir de la fonction publique en avril 2008. La crise a montré, et personne n’a contesté cette réalité sur le moment, que la France avait la chance d’avoir un service public important, amortisseur social de la crise du point de vue de l’emploi, des rémunérations (même si les fonctionnaires ne sont pas très bien payés) et par là un soutien à la consommation, à la production. Ce service public s’est avéré comme système de protection sociale qui permettait une stabilisation de la société sur le moment. Et, tout le monde ayant dénoncé alors l’immoralité des puissances financières, la fonction publique est apparue comme un lieu où, malgré tout, le sens de l’intérêt général permettait une certaine intégrité morale. Cela rend compte de la nécessité de faire prévaloir l’intérêt général, la complexité et le service public sur ce qu’on appelait la « main invisible » du marché, celle des plus puissants, qui accroît les inégalités.

À chaque moment aigu de la crise, on s’en aperçoit à nouveau. Tout le monde a constaté lors des attentats que les fonctionnaires étaient aux premiers rangs des services à rendre au public. Dans l’avenir, cette société, de plus en plus complexe, imposera de plus en plus la prévalence des intérêts généraux. La société sera de plus en plus interdépendante, de plus en plus coopérative, solidaire. Ces trois formules en France portent un nom : le service public, et la fonction publique en représente 80 %.

◗ Jean-Marc Canon : Effectivement le service public, la fonction publique ont été sur le devant de la scène d’abord lors de la crise. Tous les commentateurs ont affirmé que la fonction publique a joué le rôle d’amortisseur en France et amoindri pour un certain nombre de nos concitoyens les conséquences de cette crise du système capitaliste. Ils ont à nouveau été loués lors des terribles attentats de janvier et novembre 2015. Mais alors qu’ils louent les services publics à cette occasion, certains interlocuteurs politiques les stipendient en même temps, affirment que créer des emplois de fonctionnaires alourdirait la dette publique, considèrent qu’ils doivent céder le pas à la loi du marché, que les fonctionnaires bénéficient de privilèges exorbitants dans un monde où l’emploi n’est plus stable… Une attitude pour le moins schizophrène.

Nous considérons, à la CGT, qu’il faut inscrire les services publics et la fonction publique dans la permanence, la continuité. Du reste, à l’occasion des terribles attentats de novembre, le gouvernement a concédé quelques centaines d’emplois. Mais exclusivement ciblés sur la police, les militaires… Dans le même temps on ne se pose pas la question des hôpitaux publics, où aucun emploi n’est créé.

Or les services publics ont des rôles de prévention, de liens sociaux, et même la sécurité ne peut pas seulement se penser en termes de réparation ou de contraintes militaires… Or, il n’y a pas eu un emploi de plus à l’Éducation nationale ou dans la culture.

Les services publics et la fonction publique ont un rôle irremplaçable. Dans notre société, compte tenu de la complexité des enjeux européens et mondiaux et des besoins des populations, jamais probablement le service public n’a eu un rôle aussi important à jouer.

◗ Marylise Lebranchu : Oui, je partage. J’ai eu la chance, pendant plusieurs années, d’effectuer des déplacements dans d’autres pays, développés, en voie de développement, ou sortant de régimes particuliers (comme la Chine) et à chaque fois, j’ai été interrogée sur le service public français. Il est en effet extrêmement moderne d’inscrire le service public dans une continuité de notre histoire. À l’extérieur, la France est vue comme le pays du service public, le pays qui n’abandonne pas les citoyens sur le « bord du chemin ». Nous sommes encore l’un des rares pays qui tient son éducation par le service public, même si je pense qu’on ne va pas assez loin. Et même avec la question de la sécurité post-attentats, je reste persuadée que pour éviter la fragmentation de la société il faut se reposer la question de l’école publique, laïque et obligatoire. Il faut redonner toutes ses chances au « vivre ensemble » à partir des enfants d’aujourd’hui. Mais c’est aussi la santé, la sécurité, et toutes les autres fonctions régaliennes.

Pour la CGT, le statut est avant tout une garantie citoyenne. J.-M. C.

Mais vu de France, on voit une sphère politico-médiatique anti-fonctionnaires, qui dissocie la notion de service public comme celle de bien commun de celle de fonction publique ; ce qui est aberrant. Il n’y a pas de service public sans personne pour le porter. Je reprends la phrase de Gwenegan Bui (député du Finistère, N.D.L.R.) : « le service public c’est le patrimoine de ceux qui n’en ont pas ». En France, sans le soutien d’une famille ni héritage, on peut quand même aller à l’école, être soigné, protégé, transporté, dans des conditions satisfaisantes. Ce patrimoine-là permet l’équilibre de la société. On l’a vu avec la crise de 2008, ou après les attentats, mais on le voit également avec le chômage qui fait tant de dégâts aujourd’hui.

Il y a une aberration de lecture, très politique, idéologique, avec une droite libérale qui veut laisser une très grande part au marché, où chacun doit trouver sa solution, et s’assurer. Durant les deux mandats de Jacques Chirac puis de Nicolas Sarkozy, il y a eu une défense des assurances privées, avec peut-être la garantie d’un service médical en cas d’urgence ou d’un minimum vieillesse. Une version populiste traque les fonctionnaires, met en cause le jour de carence présenté comme un privilège. En réalité, cinq millions de personnes, c’est un marché extraordinaire pour les assurances.

Il n’est éthiquement pas acceptable qu’une famille politique au nom du chômage stigmatise les fonctionnaires au prétexte qu’ils ne le risquent pas. Il y a une volonté d’opposer les personnes les unes aux autres dans cette société, et c’est grave.

Le fonctionnaire est aussi porteur d’impartialité, de loyauté, de laïcité, il est un maillon indispensable de la chaîne des services publics. Dès lors que vous externalisez un service public, vous externalisez la prestation, pour la personne âgée comme le petit enfant, mais vous n’externalisez pas les valeurs. Le service public, lui, ne distribue pas de dividendes, peut avoir une prestation juste tant en termes de prix que de rémunération de ses fonctionnaires. Je pousse beaucoup de mairies à se répondre à elles-mêmes lors d’appel de marchés publics. Je l’avais fait pour une cantine qui devait devenir une liaison froide pour des écoles et des personnes âgées, nous nous sommes répondus à nous-mêmes en prenant tout en compte, et nous sommes sortis (juste avant le passage à l’euro) à quelques francs de moins que la société privée la mieux placée. La différence correspondait exactement au dividende. Je n’ai jamais rencontré une privatisation ou une externalisation bénéfique, sinon pour le ramassage des ordures ménagères ; mais on s’est rendu compte que la société qui avait répondu passait son temps à licencier du personnel pour fatigue, handicap… et reprenait des jeunes, en CDD.

Dans l’Éducation nationale nous avons créé 60 000 emplois ; je ne sais pas si c’était ou non le bon chiffre. Concernant l’emploi dans la santé, Jean-Marc Canon a raison. Je pense qu’il fallait remettre les hôpitaux au cœur du système de santé. C’est ce qu’on est en train de refaire, pas suffisamment. Des services sont débordés partout, les urgences, mais aussi la psychiatrie, par exemple, qui a toujours été le parent pauvre de la santé.

Quant à la dépense publique, et au coût du service public dans cette dépense, on oublie beaucoup de choses. Par exemple les salaires différés, dont les retraites, la santé, et c’est de l’investissement de personnes qui cotisent. Or la santé est un bien précieux, couvert par la Sécurité sociale. Et quand les médecins libéraux, payés par la Sécurité sociale, par la solidarité, se considèrent comme appartenant au secteur privé, ce n’est pas tout à fait vrai…

Marylise Lebranchu lors de la table ronde

■ Isabelle Avran — NVO : Vous mettez en avant le rôle de cohésion sociale des services publics et son lien avec les missions des fonctionnaires. Cela pose la question de leur rôle, de la qualité de leur travail, de leur qualification… Une longue histoire a permis l’élaboration et l’adoption du statut général des fonctionnaires. Il repose sur des principes et valeurs, mais fait l’objet d’un certain nombre d’amendements, de lois, de projets de loi, comme les lois Galland, Lamassoure… Emmanuel Macron a lancé un ballon d’essai en septembre 2015, insinuant que le statut ne serait plus justifié. Ce statut représente-t-il un frein ou un outil de modernité ? Quels en sont les caractères structurants, comment envisager une éventuelle évolution ?

◗ Jean-Marc Canon : La France a fait le choix d’une fonction publique dite de carrière. Ce qui me paraît très important, c’est que nous ne défendons pas le statut général des fonctionnaires pour les fonctionnaires eux-mêmes. Pour la CGT, le statut est avant tout une garantie citoyenne.

Le statut est un ensemble indissociable de droits et de devoirs. Ces deux volets s’articulent, s’interpénètrent et ne sont pas séparables. Les « devoirs » sont un ensemble d’impératifs de service public, et de continuité. C’est important de le rappeler, quand un certain nombre de libéraux et d’autres contempteurs du statut nous présentent surtout comme possédant des droits et peu de devoirs, sur le temps de travail ou beaucoup d’autres choses… Ils ne démontrent pas en quoi le système qu’ils proposent, avec des contractuels de droit public, ou de droit privé… serait mieux.

En revanche, on peut étayer le fait que le statut est important comme garantie du citoyen. Le fonctionnaire, c’est quelqu’un qui peut agir de manière impartiale et neutre au regard des missions qui lui sont confiées. On n’en mesure pas la richesse. Le fonctionnaire est au service de l’intérêt général, et non d’intérêts particuliers, de la sphère marchande. Il peut, grâce au statut, désobéir à des ordres manifestement illégaux. Or, comme partout, il peut y avoir des gens indélicats dans la sphère publique ou politique. Le statut permet, ou devrait permettre potentiellement qu’un fonctionnaire s’oppose à de telles dérives. Cette garantie de l’emploi qui lui est si contestée s’avère donc une forme de protection du citoyen. Le fonctionnaire ne l’agite pas pour lui, s’il fait jouer cette clause, c’est avant tout pour la ou le citoyen-ne, pour un service public accessible et égal pour tous.

Et je préfère le terme de citoyen à celui d’usager parce qu’il donne une dimension plus importante et plus en corrélation avec l’idée que je me fais du rôle du service public. C’est pourquoi d’ailleurs le contrat, pour la CGT, fût-il à durée indéterminée, de droit public, n’est pas, sauf exception dûment motivée, une réponse pour le service public. Un CDI n’est pas un emploi de fonctionnaire, et c’est l’emploi de fonctionnaire de carrière qui pour nous répond le mieux aux besoins de nos missions, face aux enjeux contemporains en France, en Europe, et dans le monde.

◗ Anicet Le Pors : Je reviens sur l’histoire. Je crois qu’on ne se rend pas compte que de la Révolution française jusqu’en 1946, ce qui a prévalu, c’est une conception de la fonction publique autoritaire, guidée par le principe hiérarchique, qui a tiré légitimité d’une théorisation du service public de la fin du XIXe siècle, ce qu’on a appelé l’école de Bordeaux. Les fonctionnaires ont intégré cette manière de voir à tous niveaux. Aujourd’hui encore, l’on voit ressurgir de manière constante le principe hiérarchique, qui fait avant tout des fonctionnaires des sujets de cette autorité. C’est pourquoi on se rend mal compte du contre-pied démocratique formidable qu’a été le statut de 1946, alors même que les fonctionnaires et leurs organisations syndicales, associatives, étaient alors contre l’idée d’un statut. Ils ont récupéré l’outil, mais en lui donnant un contenu complètement inverse de ce qui avait prévalu dans la culture de la fonction publique jusqu’alors.

Le statut de 1983, 1984 et 1986 a approfondi les choses. Il a transformé en loi ce qui était jurisprudentiel. Surtout, il a fédéré dans un champ beaucoup plus large non seulement la fonction publique d’État mais aussi territoriale et hospitalière. On est ainsi passé de 2 millions à 5, 4 millions aujourd’hui.

Ce statut a fait preuve de solidité. Alors que François Mitterrand avait dit que ces lois ne dureraient pas. Mais la conception juridique, la fonction architecturale d’une fonction publique à trois versants, marquée par une certaine unité et une certaine diversité, a tenu la route. Nous avons fait le choix de prolonger l’idée de 1946 d’un fonctionnaire-citoyen en opposition à l’idée du fonctionnaire-sujet. Nous avons fait le choix de la carrière, c’est-à-dire de la gestion de la vie professionnelle sur toute sa durée. Nous avons choisi un certain équilibre entre unité et diversité qu’il fallait respecter et l’avons fondé sur des principes que je rappelle toujours : l’égalité, l’indépendance et la responsabilité. C’est pour cela qu’il a été solide.

Je suis préoccupé par le souci d’harmoniser la démarche des fonctionnaires et des salariés du secteur privé — A.L.P.

Pourtant il a été souvent modifié. Le statut de 1946 avait été modifié douze fois. L’ordonnance de 1959 vingt fois. Celui-ci, en trente ans, deux cent vingt-cinq fois. Surtout la fonction publique territoriale, maillon faible de la construction. Qu’il ait été modifié ne me choque pas : c’est une manière d’organiser les pouvoirs publics principaux qui n’est pas figée. Il faut donc s’attendre au nom même de l’importance qu’on lui confère qu’il le soit encore. Par exemple, avec la loi de Marylise Lebranchu qui, j’espère, portera son nom… Il y a par exemple une série de dispositions sur les conflits d’intérêts, quelque chose que nous n’avions pas perçu et qui ne se posait pas avec la même acuité. De même, lorsque l’on réduit le nombre de corps (de mon temps il y en avait 1 750, aujourd’hui 3 à 400), ça va dans le bon sens. Mais je ne donne pas quitus à l’ensemble de ces deux cent vingt-cinq réformes. Nombre d’entre elles ont consisté en des dénaturations.

Je regrette que ce gouvernement ait manqué d’ambition. Par ailleurs, pour des raisons d’austérité, de difficultés budgétaires, certains chantiers structurels qu’il aurait fallu mettre en place ne l’ont pas été : la gestion prévisionnelle des effectifs, le traitement différent de la mobilité que moi-même je n’avais pas réussi à traduire d’une manière correcte… A surgi aussi, du fait de l’allongement de la vie professionnelle, la nécessité d’organiser des bi ou multi-carrières ; parce que les gens ne peuvent plus faire quarante ou quarante-cinq ans devant une classe de maternelle…

Je suis préoccupé par le souci d’harmoniser la démarche des fonctionnaires et des salariés du secteur privé. J’ai toujours souffert du fait qu’on puisse considérer les fonctionnaires comme faisant partie d’une privilégiature. C’est injuste, mais il ne suffit pas de le dire. Il faut se soucier également de renforcer la base législative des travailleurs salariés du secteur privé, de manière à créer une sorte de « comparabilité » entre les deux situations. On va aujourd’hui en sens inverse, privilégiant le contrat contre la loi, avec le même type de revendication de leur part concernant la fonction publique : avoir de plus en plus recours à des contractuels et tarir le recrutement de fonctionnaires en réduisant les places offertes aux concours… Je suis favorable à ce que les fonctionnaires et plus généralement les femmes et hommes politiques prennent le contre-pied du laisser-aller actuel concernant les travailleurs salariés du secteur privé. Et que l’on ait le souci aigu de leur base législative. Pas seulement sous la forme actuelle de « sécurisation des parcours professionnels » qui ne concerne que quelques points de la situation des salariés, mais en tenant compte également de leurs états de services tout au long de leur carrière.

La CGT a eu ce souci il y a quelques années. En 2006, elle a avancé l’idée d’un nouveau statut du travail salarié, mais à l’époque elle a conçu ce statut comme une sorte de généralisation des conventions collectives, ce qui faisait disparaître le statut. J’ai beaucoup remué à ce moment-là et je crois avoir partiellement gagné la partie car plus personne à la CGT ne met en cause le statut lui-même. Mais je crois qu’il faut aller au-delà et s’intéresser au privé.

Anicet Le Pors

◗ Marylise Lebranchu : Pour moi, le salarié du privé et le salarié du public, ça n’est pas la même chose. Un salarié du public est contraint par des devoirs qui ne concernent pas le salarié du privé. Le fonctionnaire possède des droits, mais est aussi soumis à des devoirs.

On a essayé d’approfondir le statut. Ainsi du droit d’alerte : le lanceur d’alerte de la fonction publique n’est pas le même que celui du privé. Jean-Marc Canon l’a rappelé et le citoyen doit le savoir : dans le public non seulement il existe un droit à s’opposer à un ordre, notamment si cet ordre se trouvait en contradiction avec les valeurs de la République mais de surcroît il existe également un devoir à repérer toute déviance, notamment concernant l’attribution des marchés publics. Dans la lutte contre la corruption passive ou active, le fonctionnaire est un élément déterminant.

Le fonctionnaire est garant du fonctionnement de la République dans ses services et dans ses valeurs. Le statut Le Pors a permis d’y intégrer les fonctionnaires territoriaux comme ceux de la Santé. Dès mon arrivée, j’ai proposé de réécrire le statut en renforçant la déontologie et en parlant des conflits d’intérêts. Il faut qu’on le fasse davantage porter par nos fonctionnaires territoriaux et par les hospitaliers qui portent, eux, le droit de chacun à disposer d’un accès à la santé. Le fonctionnaire va porter toute sa vie ce qu’est la République. Sans lui, ça s’écroule. Il faut réussir collectivement à faire passer ce message.

Dans la lutte contre la corruption passive ou active, le fonctionnaire est un élément déterminant. — M.L.

Le service public est une obligation, un service qui doit être obligatoirement rendu avec une obligation de moyens. Je pense qu’il faut garder un maximum de fonctionnaires, qu’il faut rapprocher les systèmes de retraite (même si ce n’est pas juste en ce moment parce que le point d’indice ne bouge pas alors qu’on augmente la cotisation retraite) pour éviter des oppositions entre les salariés publics et privés. En revanche, on ne met plus assez de mots pour dire ce que sont le service public et la fonction publique.

■ Isabelle Avran — NVO : Qui ne les met plus ?

◗ Marylise Lebranchu : Une sphère médiatico-politique porte d’autres messages… Certains, à gauche, pour faire les Unes de journaux, disent aussi « Non aux 35 heures ». Ça s’appelle « faire tomber des tabous », mais ça n’a pas de sens. Et derrière, un populisme récupère ces discours. Il faut faire attention. Il faut revenir à des choses simples, des convictions, des valeurs, et leur application.

Je me suis battue, et j’espère que ça va continuer, pour avoir une vraie politique de « Ressources humaines » État. Pas une RH Groupe : nous ne sommes pas un Groupe et nous ne distribuons pas de dividendes. Il s’agit d’avoir une gestion prévisionnelle des effectifs, les bonnes personnes au bon endroit, le droit à la formation… On n’est pas assez performants sur la gestion de la RH aujourd’hui. Dans une carrière, on peut avoir envie de voir autre chose, de bouger. Or, le système n’est pas assez souple. Certains fonctionnaires ne défendent plus la fonction publique parce qu’ils n’y sont plus bien. Le deuxième aspect, c’est l’austérité, dirait la CGT, le manque d’argent public. Et aujourd’hui, des fonctionnaires craquent aux guichets des préfectures, dans les gendarmeries, dans les commissariats de police, et finissent par développer des thèses terribles. Parfois, les conditions de travail font que ça craque, et ça peut tomber très bas. Donc, le statut c’est bien. Il faut le renforcer.

◗ Anicet Le Pors : J’ai dit que la fonction publique territoriale était le maillon faible de la construction. Je crois que la bataille du statut se gagnera là. Plus de la moitié des fonctionnaires d’État sont des fonctionnaires déconcentrés. Ils partagent la proximité et ils ont leurs collègues de la territoriale tout à côté : une fonction publique jeune, diversifiée, dynamique, où le lien entre la personne qui a le pouvoir de nomination, l’autorité et le fonctionnaire n’est pas de même nature qu’entre le chef de service et le subordonné dans la fonction publique d’État. La fonction publique territoriale concentre le maximum de contradictions mais aussi le maximum de ressorts pour affirmer des principes, des valeurs… C’est là aussi qu’il y a eu la plus grande évolution. Je ne pense pas que les élus soient aujourd’hui dans le même état d’esprit qu’en 1981-1983 où ils étaient tous contre le statut y voyant une attaque contre leurs prérogatives.

■ Isabelle Avran — NVO : Vient alors la question des moyens. Or face aux besoins que vous décrivez, les moyens semblent insuffisants, qu’ils soient matériels ou humains, de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC), avec de plus en plus de contractuels… Comment gérer cette contradiction ?

◗ Marylise Lebranchu : Le manque de moyen est une affaire de crise économique. Mais c’est aussi une crise de la réflexion des politiques. À la fin du XXe siècle, j’ai vécu ces années, dans la haute fonction publique elle-même, où l’on pensait que l’économie des services allait être la voie royale de la France et l’économie industrielle la voie royale de l’Allemagne. Dans le partage international du travail, on a fait une très grosse faute. On est en crise parce qu’on n’a pas pris assez tôt le manche de la stratégie industrielle, du développement économique, et l’État ne jouait plus, et joue encore mal, son rôle d’État stratège. On a pensé que le marché ferait.

Si nous remontions sur le cheval du développement économique, ce que nous serions capables de faire, par la formation, ou en aidant des sociétés intéressantes, on aurait à nouveau de la ressource. La crise économique nous en prive. Je ne pense pas que l’impôt puisse être augmenté de façon rentable. L’impôt n’est pas juste. Je prône l’impôt sur le revenu et la CSG progressive, il n’est pas juste de payer moins de CSG quand on possède des dividendes, du patrimoine… Mais même si nous rendions l’impôt plus juste, cela ne réglerait pas tout le problème. Ce qu’il faut surtout c’est de la consommation et du développement économique, quel que soit le débat sur la priorité à donner à l’un ou à l’autre. Dans les collectivités territoriales aujourd’hui, on n’est pas courageux. L’impôt local et la ressource pour avoir du service public de qualité sont injustes. On a répondu par la péréquation mais ce n’est pas suffisant. Il faudra avoir le courage de la réforme fiscale locale parce que je crois beaucoup à ce que dit Anicet Le Pors : la fonction publique territoriale peut monter en gamme et mieux porter une société. Il ne faut pas laisser une seule famille à l’abandon, alors que 40 % des personnes qui pourraient avoir le RSA ne le demandent pas… La fonction publique territoriale n’est pas suffisamment présente. Cette société se déchire parce que certains vivent dans des conditions très difficiles. Et dans le même temps naît cette horreur, la mention dédaigneuse de « l’assistanat ».

Jean-Marc Canon

■ Isabelle Avran — NVO : Mais la réforme fiscale avait été annoncée…

◗ Marylise Lebranchu : On a un mal fou à la réaliser parce que la première année sera difficile. Il faudrait que la fonction publique « bercyenne » reçoive un mandat du politique pour travailler sur cette réforme, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Or, les moyens, on sait comment les avoir, mais on n’a pas le courage d’aller les chercher, en particulier sur la fiscalité locale.

◗ Jean-Marc Canon : La gauche, s’il est toujours possible de la dénommer ainsi, se montre très pusillanime lorsqu’elle arrive au pouvoir. À part sur quelques points particuliers (effectivement les jours de carence ont été supprimés), elle ne revient jamais sur ce qu’a fait la droite, laquelle n’hésite pas à remettre en cause quand elle arrive au pouvoir. Sur un certain nombre de points, la gauche se serait honorée à prendre des mesures, comme par exemple revenir sur le 1/30e indivisible : aujourd’hui quand un agent de l’État fait grève une heure, sa journée entière est prélevée. La France a été sermonnée par les juridictions européennes, la CGT a soulevé ce problème sans arrêt, Mme Lebranchu ne pourra pas me contredire, mais nous n’avons jamais pu aborder réellement le sujet.

La loi Galland : pourquoi ne pas être revenu notamment sur ce qu’elle a introduit concernant les cadres d’emploi dans la territoriale. Pourquoi ne revient-on pas dans la territoriale à la notion de corps ? Jamais nous n’avons pu en débattre. La CGT, comme le dit Anicet le Pors, défend l’idée du fonctionnaire-citoyen.

Un certain nombre d’agents sont privés du droit de grève, sans que nous en comprenions la raison. Par exemple, je n’arrive pas à comprendre pourquoi les travailleurs sociaux dans la pénitentiaire en sont privés.

◗ Marylise Lebranchu : Moi non plus…

◗ Jean-Marc Canon : Mais on n’a jamais pu avancer sur ce sujet. Autant on peut entendre qu’il existe un certain nombre de fonctions où le droit de grève pourrait poser question, autant j’aimerais qu’on m’explique en quoi priver les personnels d’insertion et de probation du droit de grève constitue un élément salvateur pour la société. Or, tous ces éléments que nous avons évoqués dès 2012, lors de l’arrivée de la nouvelle majorité, n’ont pas été discutés. Pourtant, dans tous ces exemples il n’est aucunement question d’argent.

Un mot sur les agents non titulaires. Lorsque vous citez 5,4 millions d’agents, il ne s’agit que d’agents publics et non de fonctionnaires, parmi lesquels environ 900 000 non titulaires dans les trois versants de la fonction publique. C’est donc un sujet majeur. Autant la CGT reconnaît que l’État peut avoir recours aux agents non-titulaires dans certaines situations, autant 900 000 agents non titulaires, soit 1,2 million d’agents recrutés par an puisqu’il y a des CDD, cela représente une masse trop importante qui ne correspond pas au besoin éventuel, et cela déséquilibre le rapport au statut. Il faut évidemment des mesures de titularisation mais aussi des mesures contraignantes pour empêcher le stock de se renouveler. Depuis 1983, on a multiplié les plans de titularisations pluriannuels : plan Le Pors, plan Perben, plan Sauvadet… mais, à la fin de chaque plan de titularisation, par un miracle extraordinaire, il y a toujours autant de non titulaires qu’avant. C’est donc que les employeurs publics, quelle que soit leur couleur politique, ont cette fâcheuse propension à recruter à nouveau des non titulaires alors qu’ils en ont titularisé. Nous insistons à la CGT sur la nécessité de prendre désormais des mesures vraiment contraignantes, réglementaires, à l’égard des employeurs publics pour empêcher cette sorte de tonneau des Danaïdes qui n’est plus supportable.

Quant aux moyens, ne parler de la fonction publique qu’en termes de coûts, c’est entrer d’une mauvaise façon dans le débat. La fonction publique est aussi une richesse, humaine, sociale, mais aussi économique. Le service public et la fonction publique sont vecteurs de développement économique pérenne et juste sur le territoire et pour l’ensemble des catégories socioprofessionnelles. L’investissement public participe de la richesse et du développement et de la croissance, aussi en termes qualitatifs.

Mais les agents subissent le gel de la valeur du point depuis trop longtemps, or comme les autres salariés, si on réprime leur pouvoir d’achat ils consommeront moins. La consommation des ménages est l’un des vecteurs permanents de la croissance en France.

De même, on se laisse enfermer dans de faux débats des libéraux de tout poil sur les dépenses publiques, les dettes publiques. J’aimerais qu’on m’explique la règle scientifique selon laquelle tel niveau de dépenses publiques par rapport au PIB (52, 54, 55 %…) gêne l’économie, et sur quelle règle scientifique on établit un coefficient. Nombre de pays ont connu des dépenses publiques supérieures à 55 % et ont pourtant une croissance supérieure à celle de la France. Par ailleurs, les dépenses privées, ce sont cinq fois les dépenses publiques : ces dernières représentent 50 % du PIB, les dépenses privées 2,5 fois le PIB. En fait, dépenses et recettes publiques relèvent de choix politiques. Les gouvernements qui se sont succédé ont fait le choix « d’exonérer les charges sociales » en langage du MEDEF, c’est-à-dire de ressources liées à la protection sociale, et ce au nom de la compétitivité, du « coût du travail », sans aucun effet bénéfique sur le taux de chômage. Or l’État compense à hauteur de 90 % pour la protection sociale : ce sont des dépenses publiques, comme nombre d’aides au patronat. J’aimerais un débat sur ce sujet.

On nous dit que la masse salariale des agents de la fonction publique serait insupportable et qu’on ne peut pas l’augmenter. Mais la masse salariale a baissé légèrement dans le PIB ces vingt dernières années, environ ½ point, soit 10 milliards d’euros, alors que les dividendes ont augmenté de cinq fois dans le PIB. Quelle est l’efficacité économique d’un tel gonflement des dividendes ? La dette publique, la dépense publique et les moyens qu’on peut donner à la fonction publique, ce sont aussi des choix politiques qu’on assume ou qu’on n’assume pas.

◗ Anicet Le Pors : Effectivement, qu’on se rapporte au PIB ou au budget, les indicateurs concernant la fonction publique sont remarquablement stables, s’ils ne baissent pas comme Jean-Marc Canon l’a souligné. Ça vaut d’être dit lorsqu’on parle de surcharge, par les fonctionnaires, de la dépense publique. Il faut rappeler aussi cette étude du Centre d’étude d’analyse stratégique de 2010 (malheureusement nous ne disposons pas d’étude plus récente) qui a fait une comparaison internationale, sur le nombre d’agents publics, c’est-à-dire de salariés payés sur fonds publics, rapporté à 1 000 habitants. La France se situe à 93/1000, pour 40 pour 1 000 au Japon et 145 pour 1 000 au Danemark. Cela infirme complètement l’idée selon laquelle il y aurait trop de fonctionnaires en France.

◗ Marylise Lebranchu : Effectivement, les chiffres sur lesquels on insiste ne sont pas les bons. 56, 57 % du PIB en dépense publique, quand on est arrivés : les gens ont l’impression que c’est 57 % de la richesse totale, alors qu’on doit être entre 21 et 22,5 % pour la fonction publique elle-même, c’est-à-dire très peu. Et on est en effet derrière les pays du Nord, en termes d’équivalent temps plein. On a beau le dire et le redire cela ne fait pas partie des antiennes qu’on entend sur TF1, France 2, France 3… Joseph Stiglitz, comme des prix Nobel américains, nous ont aidés un moment, par une vraie existence médiatique, en montrant que la part de la dépense publique n’est pas le nœud gordien de l’histoire économique des pays. Mais ça a été vite noyé.

Sur les cotisations de la branche famille, je pense que ce n’est pas aux salariés de la payer. Tout ce qui relève de cette branche devrait être assis sur l’ensemble des revenus et pas sur le travail salarié. Le travail porte trop par rapport à d’autres types de revenus. Quant au CICE — je ne suis plus dans un gouvernement donc c’est plus facile — des grands patrons que je connais commençaient à préparer des rapports pour montrer comment ils avaient utilisé cet argent en termes de création d’emplois, d’amélioration de la qualité de vie, d’augmentation des salaires, mais on ne leur a jamais rien demandé.

Il faut revenir aussi sur le fait que le salaire des fonctionnaires est très bas. Il y a des hautes rémunérations dans la fonction publique, mais très peu nombreuses, et la masse des fonctionnaires est considérée comme bien payée. Si on avait laissé les choses en l’état, au 1er janvier 2018 un prof démarrerait au SMIC. J’ai tenu aussi à augmenter la catégorie C, même s’il ne s’agissait pas du point d’indice, parce qu’on était au niveau du SMIC et que le simple fait d’avoir participé à un simple jury de concours mérite d’être rémunéré au-dessus du SMIC.

■ Isabelle Avran — NVO : Mais on rémunère mal le point d’indice ?

◗ Marylise Lebranchu : Oui, mais, sur ce point d’indice j’ai toujours eu la même position. L’augmentation proportionnelle au salaire permet à celui qui gagne plus d’être augmenté plus, et inversement. Donc autant je veux bien qu’il y ait une part de point d’indice autant je pense que les fonctionnaires comme les autres doivent réduire leur échelle de rémunération.

◗ Jean-Marc Canon : Elle est très faible aujourd’hui…

Marylise Lebranchu : Elle va de 1 à 11.

◗ Jean-Marc Canon : Qui est à 11 ?

◗ Marylise Lebranchu : Une minorité. Il faut que l’on discute de l’échelle des rémunérations, en mettant de côté les directeurs d’administration centrale. Mais le point d’indice n’est pas suffisant. Donc j’ai choisi, parce que je n’avais pas beaucoup d’enveloppe à ma disposition, d’augmenter les plus bas salaires. Je pense que c’était juste. Mais à 2000-2500 euros on vit mal à Paris, correctement à Morlaix. Aujourd’hui, il y a un amoncellement d’inégalités que la linéarité du point d’indice ne règle pas. Cela étant, il faut dégeler le point parce que c’est symbolique. Quant à la dette, qui a économisé autant que les fonctionnaires dans la période ? Peu de monde…

◗ Anicet Le Pors : Je crois que les fonctionnaires n’ont pas à être gênés de leurs rémunérations, qu’on prenne les choses par le haut ou par le bas. Combien touche le premier fonctionnaire de France ? Je ne parle pas des exceptions aux finances ou ailleurs. Le vice-président du Conseil d’État, premier fonctionnaire de France, doit toucher à peu près 10 000 euros par mois.

◗ Marylise Lebranchu : Un peu plus, 11 800 euros sans compter toutes les primes.

◗ Anicet Le Pors : Peut-être. Mais comparé à un patron du privé c’est absolument ridicule. Et si on prend les choses par le bas, l’article 37 du statut de 1946 a créé ce qu’on appelle aujourd’hui le SMIC. Ça s’appelait le minimum d’État vital à l’époque, et il a été créé pour dire que le fonctionnaire le plus mal payé ne pouvait pas être payé moins de 120 % du minimum vital. Quand on apprend aujourd’hui qu’il tangente le SMIC, on mesure la régression du point de vue des principes.

◗ Marylise Lebranchu : C’est pour cela qu’on avait donné ce coup de pouce, et pour les catégories B cette année, parce qu’on était arrivé à un niveau absolument inacceptable.

◗ Jean-Marc Canon : Je ne suis pas d’accord du tout sur le point d’indice, ni sur la rémunération en pourcentage. Penser qu’il faut donner plus en espèces sonnantes et trébuchantes aux bas salaires, évidemment, et y compris à la CGT, ça peut rencontrer un certain écho, mais ce n’est pas une bonne solution parce que c’est avec ce genre de pratiques qu’on arrive à ce qu’un enseignant finisse par être recruté au SMIC. Je pense que chacun doit gagner suffisamment pour vivre. En même temps, je ne suis pas favorable à l’absence d’échelle de salaires. La CGT revendique une échelle de salaire de 1 à 4,6 ou de 1 à 5. C’est vrai aussi pour la fonction publique. Sinon, on refuse la reconnaissance des qualifications, et ça me paraît un vrai sujet. Et il faut aussi distinguer les traitements bruts et les primes. Certains grands corps bénéficient par exemple de primes équivalentes parfois au traitement brut. Je crois qu’Anicet Le Pors a tout à fait raison. À responsabilité équivalente, ce n’est pas parmi les grands responsables de l’administration ou ceux de la catégorie A qu’on trouve des salaires exorbitants ; même un directeur d’administration qui émarge à 7 000 ou 8 000 euros, voire un chef d’établissement à 10 000 euros, quand on compare leurs responsabilités à celles de leurs homologues du privé gagnant 2, 3, 4 fois plus.

La CGT revendique une échelle de salaire de 1 à 4,6 ou de 1 à 5. C’est vrai aussi pour la fonction publique. Sinon, on refuse la reconnaissance des qualifications — J.-M. C.

◗ Anicet Le Pors : Ce qui devrait interdire à ces derniers de donner des leçons.

■ Isabelle Avran — NVO : Tout à l’heure il a été question de la fonction publique territoriale, de son rôle de proximité, de la spécificité de ses missions, mais certains souhaitent limiter la fonction publique à ses seules missions régaliennes. Qu’en est-il ? Comment imaginer la complémentarité des trois versants de la fonction publique ? Et quid des bouleversements de la décentralisation, de ceux de la carte des régions… quel impact sur la fonction publique ?

◗ Marylise Lebranchu : Une majorité de maires à l’AMF veulent pouvoir embaucher et débaucher qui ils veulent, gérer leur mairie comme une entreprise. Or ça n’est pas une entreprise, c’est une collectivité avec des missions à remplir au nom de l’État qui a décentralisé des fonctions. Là, il y a un danger immédiat.

Je me suis battue contre des collègues socialistes qui voulaient garder le jour de carence. L’élu local devient porteur de services publics au nom de l’État, avec certaines marges de manœuvre. Je me bats pour que la fonction publique territoriale se batte aussi, elle-même, elle n’est pas assez syndiquée, pas assez formée à ce que sont les valeurs, il y a quelque chose à trouver pour que nos fonctionnaires disent qu’ils sont fonctionnaires.

Second point. Sur la nouvelle carte des régions, la réorganisation, je n’ai pas d’état d’âme. Ma région, je la trouve trop petite. On ne vit plus aujourd’hui comme il y a trente ans en termes de déplacement, d’organisation de la famille, des gens travaillent dans une commune, habitent dans une autre, les enfants se trouvent dans une troisième… Le bassin de vie s’est agrandi. Malheureusement pour le développement durable quand il n’y a pas de transports en commun. Il faut qu’on s’organise. En revanche, sur la réorganisation des services régionaux, il faut aider les personnels. Ce qui manque, c’est le drapeau en proximité. On a déshabillé le département et on a créé un sentiment d’abandon, lequel donne toute place aux populismes divers et variés. Les fonctionnaires vont s’adapter aux nouvelles régions. Mais dans les départements, de petites équipes se retrouvent parfois sans direction, sont dirigées par des gens trop éloignés. Il faut redonner de l’autonomie, de l’initiative, mais aussi redonner place à la proximité.

◗ Jean-Marc Canon : Le terme régalien pose question. Régalien, ça vient de « roi », et en République on devrait parler d’un service avant tout républicain. La remarque peut paraître mineure, mais certaines questions ne sont pas seulement sémantiques. Parler de régalien, c’est se laisser enfermer, comme souvent dans des débats formatés, dès lors forcément ineptes.

Depuis quelques années on assiste une dérive : les établissements publics, qui étaient des institutions au sein de la fonction publique, créés pour avoir une certaine autonomie, mais exerçant des missions publiques, ont été nommés « opérateurs ». Je le conteste, parce que se cache dans ce nom le sens qu’on veut leur donner : l’administration devrait se cantonner au contrôle et à l’inspection et ne plus faire tout le cursus des missions publiques. Pour la CGT, la fonction publique ne doit pas être réduite aux acquêts, le vrai débat porte sur les missions qu’on veut voir confiées au service public, pour le compte de l’intérêt général, et sur les effectifs à mettre en adéquation avec cette exigence.

Nous sommes très favorables au fait de penser la fonction publique en termes de complémentarité. Si la CGT, et je crois que nous sommes assez entendus, impose depuis longtemps dans le langage qu’on n’a pas trois fonctions publiques mais une seule à trois versants, c’est parce qu’elle considère qu’on a là trois faces non distinctes l’une de l’autre. Même s’il y a des spécificités évidentes et qu’un hôpital public n’est pas une préfecture. Ces entités sont là pour agir ensemble, de manière complémentaire, pour l’intérêt général. Il y a en particulier une forte liaison entre fonctions publiques d’État et territoriale. Un exemple : l’intervention publique en matière de culture n’est pas uniquement celle de l’État ou celle de la territoriale, elles se complètent. De ce point de vue, je me félicite que nous ayons réussi depuis quelques années à inverser le fait que nous ne travaillions pas suffisamment ensemble, dans les structures de la CGT elles-mêmes, en particulier entre fédérations de la fonction publique d’État et des services publics territoriaux.

Quant à la dernière vague de décentralisation à la mode Raffarin, qui s’est prolongée, ce n’est pas une vraie vague de décentralisation. Elle ne favorise pas le progrès social. Nous devons réfléchir davantage en termes de répartition des compétences, plutôt que de seulement transférer des missions de l’État central à la territoriale. On pourrait aujourd’hui s’interroger sur des missions publiques confiées à la territoriale mais qui pourraient trouver leur place dans la fonction publique d’État, comme les services départementaux d’incendie et de secours. Le vrai sujet, qu’on doit aborder à la CGT, concerne la répartition des compétences, toujours dans une complémentarité des trois versants. Le sujet c’est : quelle est la compétence dévolue à chacune de nos institutions à chaque endroit de la puissance publique. C’est un débat extrêmement important sur lequel nos fédérations et la confédération ont pris du retard ces dernières années.

Un point encore. À la CGT nous mettons en avant depuis quelques années ce qu’on appelle le statut unifié, au sens où il faut renforcer les passerelles, même s’il existe des spécificités. L’un des moyens de favoriser les mobilités choisies, c’est de permettre de passer d’un versant à un autre de la fonction publique. Certes il existe des corps spécifiques, un attaché d’administration ne deviendra pas praticien hospitalier, en revanche dans les filières administratives, de bibliothécaires, de documentation… il y a probablement des passerelles plus importantes à trouver. On parle souvent de deuxième ou troisième carrière, cela ne peut se réduire à ce que des cadres aillent rechercher dans le privé.

Les trois versants de la fonction publique doivent agir ensemble, de manière complémentaire, pour l’intérêt général — J.-M. C.

◗ Anicet Le Pors : Bien qu’on puisse penser que je suis en désaccord, il apparaîtra ici que je ne le suis pas, je vais expliquer pourquoi. Jean Marc Canon a soulevé une question importante qui va avoir beaucoup d’actualité. Qu’est ce qui est régalien et qu’est ce qui ne l’est pas ? Effectivement, il faut partir de l’étymologie. Les fonctions régaliennes, ce sont les fonctions du roi, de celui qui commande, de l’autorité exécutive : l’armée, l’administration centrale, la justice, la police… C’est ce qui permet au pouvoir exécutif de s’appliquer. C’est un champ relativement réduit. En revanche il faut associer la fonction publique et les services publics à ce qui est utile socialement et doit être géré au nom de la collectivité dans son ensemble. C’est la notion de service public qui contient les fonctions hiérarchiques et les fonctions d’autorité. Elle n’exclut pas les fonctions régaliennes.

On n’est pas en accord ou désaccord sur les questions d’unité-diversité des statuts. Mais j’ai voulu éviter un faux débat : l’idée selon laquelle il serait facile de ne faire qu’une loi avec les mêmes dispositions pour tout le monde. Ce n’est pas possible. Il faut mettre dans la loi pour la fonction publique territoriale des dispositions qui ne relèvent que du décret la concernant et donc écrire différemment selon qu’on écrit pour l’État ou pour la territoriale ou l’hospitalière. Mais jamais on n’a renoncé à la question de corps en échange d’une diversité des trois fonctions publiques. Je suis d’autant plus favorable à l’unité que quand le statut a été élaboré, je me suis battu contre Gaston Deferre qui défendait la diversité.

Non seulement je pousse l’unité sur l’ensemble des fonctionnaires mais je la pousse autant que je peux en direction des salariés du secteur privé. Il n’y a donc pas de différence entre nous. Plus on ira dans le sens de la loi contre le contrat, plus je soutiendrai. Mais je crois qu’on n’arrivera jamais à faire rentrer dans le même moule juridique tous les fonctionnaires, car certains relèvent de la libre administration des collectivités territoriales, article 72 de la Constitution, et les autres pas. C’est un peu difficile de faire l’unité de tous, et pourtant ils ont fondamentalement des intérêts communs. Il y a là effectivement beaucoup à réfléchir.

■ Isabelle Avran — NVO : Vous avez évoqué la question du rapport aux citoyens. Quels lieux, quels moyens d’intervention démocratique des citoyens, quel lien peut se constituer entre eux et la fonction publique et les fonctionnaires ?

◗ Marylise Lebranchu : Il faut revenir au citoyen. C’est ça le problème. Il y a une trop faible syndicalisation en France, vous êtes bien placés pour le savoir. Il y a une trop faible politisation aussi, je pense qu’il y a une crise politique en même temps que la crise sociale et économique. On a tellement fragmenté la société que l’individualisme est présent Je me souviens d’une jeune femme me disant lors d’une campagne électorale « que vas-tu faire pour moi ? ». Non, la question est de savoir ce que je vais faire pour la société, son équilibre. Nous n’avons plus ces lieux de discussions. Dans la politique de la ville, les avis de quartiers tels qu’ils viennent d’être réécrits, ça marche bien. Je suis allée voir à Sarcelles et Gonesse. J’ai assisté à une réunion, il y avait du monde, les gens ont retrouvé le sens du choix, la ville de Rennes vient de faire la même chose pour les choix prioritaires… Il faut que nous réanimions des réseaux sociaux. Comment on les utilise sur ces grandes questions de société, honnêtement je n’ai pas la réponse, mais comme je suis sortie du gouvernement je vais pouvoir y travailler.

◗ Jean-Marc Canon : Nous tenons beaucoup aux lieux de démocratie sur le service public. Encore une fois, service public et fonction publique sont faits pour le citoyen. Il faut créer des lieux où le citoyen puisse donner son avis sur le service public qui est fait pour lui. Il ne s’agit pas de créer des endroits où les citoyens viendraient juger l’action de tel ou tel, c’est le rôle des procédures en interne, mais des lieux où ils puissent dire ce qu’ils pensent de tel ou tel choix. Il faudrait réfléchir à des lieux de démocratie tripartites employeurs publics – organisations syndicales – citoyens, certainement au niveau des départements. Encore une fois, nous défendons le service public parce qu’il participe du progrès social.

◗ Anicet Le Pors : Ce problème dépasse la seule fonction publique. Les fonctionnaires sont immergés dans une société en crise et ils en subissent les conséquences.

Un mot d’abord sur la notion d’usagers. J’ai tendance à considérer qu’ils n’ont pas de légitimité. Je mets au défi qui que ce soit de définir, en termes de sujet de droit, ce qu’est un usager. Je sais ce que c’est qu’un représentant de parent d’élève, usager de la fonction scolaire, quelqu’un qui va au travail en utilisant une ligne de bus ou de métro… Mais généraliser le concept à un niveau qui dépasse la pratique effective des uns et des autres m’apparaît dangereux. L’élu est légitime parce qu’il a été élu. Le fonctionnaire est légitime parce qu’il a une position statutaire et réglementaire. C’est pourquoi je suis d’accord avec Jean-Marc Canon, il faut parler de citoyen plutôt que d’usager. Et là, la question de la démocratie se pose. ◆

L'intégralité de cette table ronde a initialement paru dans notre publication ci-contre.

Credits:

Bapooshoo

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