Jean-Marc Canon (CGT) : “La réforme des retraites va mettre à mal la notion même de fonction publique de carrière”

Texte publié le 10 décembre 2019.

Le secrétaire général de l’Union fédérale des syndicats de l’État (UFSE-CGT), Jean-Marc Canon, revient pour Acteurs publics sur la mobilisation en cours dans la fonction publique contre la réforme des retraites. “C’est clairement un massacre qui se profile !”estime-t-il.

Comme le jeudi 5 décembre, votre organisation syndicale appelait à la mobilisation ce mardi 10 décembre. Pourquoi ?
Il y a toutes les raisons de continuer à se mobiliser. Pour l’heure, en effet, nous n’avons aucune réponse satisfaisante à ce que nous proposons, à ce que nous revendiquons et à ce qui a justifié la journée d’action du jeudi 5 décembre. Je ne sais pas ce que dira le Premier ministre mercredi 11 décembre sur la réforme des retraites, mais je pense malheureusement que le gouvernement confirmera son entêtement, notamment, à supprimer les régimes spéciaux. La réforme, telle qu’envisagée par le gouvernement, nous apparaît comme une forme d’agression à l’encontre des salariés du privé comme du public. Nous n’avons pas de réponses non plus sur les autres sujets concernant la fonction publique, à savoir le problème de l’emploi, des salaires ou des missions publiques. Tout ce qui avait conduit à la journée du 5 décembre est toujours là et comme nous redoutions de ne pas avoir de réponses positives à nos revendications, nous avons décidé de déposer des préavis de grève courant sur plusieurs jours afin de protéger les agents et de leur permettre de poursuivre la mobilisation.

Le 5 décembre, 26 % environ des agents de la fonction publique étaient en grève. Le taux de grévistes a atteint 32,82 % à l’État, 13,76 % dans la territoriale et 18,9 % dans l’hospitalière. Était-ce une mobilisation exceptionnelle ?
Le taux de mobilisation était tout à fait considérable. Selon nos chiffres, nous estimons même qu’il a dépassé les 40 % dans la fonction publique d’État, avec des forts taux de mobilisation dans l’éducation et les finances notamment. En dépit des hétérogénéités selon les ministères, c’est un niveau exceptionnel de mobilisation qui a été observé. Il n’a été atteint que deux ou trois fois au cours des vingt dernières années. C’est pour nous la confirmation d’un malaise, d’un mécontentement et d’une inquiétude des agents de la fonction publique. Un phénomène de colère qui s’accumule depuis des mois et des mois et que le sujet des retraites vient encore accentuer.

La mobilisation, le 5 décembre, a été supérieure à celle de l’ensemble des dernières journées d’action dans la fonction publique. Comment l’expliquez-vous ?
L’enjeu des retraites est un enjeu qui rassemble plus largement et parle plus directement aux agents. Mais il a aussi permis de catalyser le mécontentement observé depuis plusieurs mois dans la fonction publique. Il est évident que nous n’avons pas réussi à mobiliser suffisamment et comme il eut été probablement nécessaire de le faire pour dégeler la valeur du point d’indice ou pour s’opposer à la réforme de la fonction publique [contre la loi votée le 6 août dernier, ndlr]. Néanmoins, ces sujets-là sont quand même présents, tout comme les luttes qui se sont enracinées depuis plusieurs mous à l’hôpital, aux finances publiques ou dans les services départementaux d’incendie et de secours (Sdis).

Le 5 décembre constitue-t-il un retour sur le devant de la scène des organisations syndicales ?
Je note d’abord que le gouvernement ne cesse de nous dire qu’il a à cœur le dialogue social, la démocratie sociale, le respect des organisations syndicales, la concertation et la négociation mais, depuis l’élection d’Emmanuel Macron, nous avons plus que le sentiment de ne pas être écoutés et que la fonction publique est traitée comme la dernière roue du carrosse. J’en veux pour preuve ce qui s’est passé avec le projet de loi de réforme de la fonction publique, où moins de 5 % des amendements des organisations syndicales, et parmi les plus mineurs, ont été retenus par le gouvernement. On entend aussi la chanson, depuis quelques mois, selon laquelle les syndicats sont dépassés, qu’ils ne servent plus à rien, que les salariés ne s’y retrouvent plus et n’ont plus confiance en eux, ou encore que le mouvement des “gilets jaunes” montrerait que le mouvement partirait uniquement de la base. Je pense au contraire que la journée du 5 décembre a eu le mérite de montrer que le syndicalisme existe toujours et qu’il est capable de mobiliser, de se faire entendre et que les salariés se sont massivement retrouvés dans cette journée organisée par les syndicats. Je ne nie pas pour autant que plusieurs questions traversent le mouvement syndical. Elles existent toujours et ce serait stupide de le nier.

Pourquoi vous opposez-vous à la réforme des retraites et pourquoi considérez-vous que les fonctionnaires seront les perdants dans le cadre du nouveau système ?
C’est clairement un massacre qui se profile pour la fonction publique ! Je ne trouve pas d’autre mot. Ce qui nous est proposé pour le moment et ce sur quoi le gouvernement ne semble pas avoir envie de déroger, même s’il évoque des marges de négociation, c’est la fin des régimes spéciaux et la fin de la règle de calcul des six derniers mois [la réforme prévoit de généraliser celle des vingt-cinq dernières années, comme dans le privé, ndlr]. C’est donc un renversement fondamental qui se profile. Un renversement de la logique qui prévaut depuis plus de soixante-dix ans dans la fonction publique. Nous n’avons pas encore tous les éléments, mais selon les estimations que nous avons effectuées et qui ne sont pas contestées lors de nos rencontres avec l’équipe de Jean-Paul Delevoye [le haut-commissaire aux Retraites, ndlr], les fonctionnaires seraient perdants de manière significative. Et ce même lorsque l’on y ajoute l’intégration des primes. La perte pourrait être de 4 à 5 % pour ceux qui ont le plus de primes et de 15, 20 ou 25 % pour ceux qui ont le moins de primes, puisque le paradoxe est que pour ceux qui ont le moins de primes, la perte sera plus grande. Même en élargissant l’assiette de cotisation aux régimes indemnitaires, les fonctionnaires devraient donc être grandement perdants dans l’état actuel de ce qui est prévu.

À vous entendre, le calcul des retraites sur l’ensemble de la carrière pour les fonctionnaires (et non plus sur les six derniers mois) serait une remise en cause du principe même de fonction publique de carrière…
C’est le moins que l’on puisse dire ! Avec les dispositions de la loi de réforme de la fonction publique (contractualisation à outrance, fin des compétences des commissions administratives paritaires…), la réforme des retraites qui se profile concrétise la fin d’une certaine conception de la fonction publique de carrière telle qu’elle existe depuis 1946. Ce qui est en train d’être remis en cause, c’est le socle du statut général de la fonction publique et le bénéfice pour un fonctionnaire d’acquérir une progression de carrière garantie et d’avoir une retraite basée sur ses meilleurs éléments salariaux. Le tout en contrepartie, souvent, d’un décrochage en début de carrière par rapport à des qualifications égales dans le secteur privé. Si la fin de la règle du calcul sur les six derniers mois était actée, le gouvernement mettrait ainsi à mal la fonction publique de carrière telle qu’elle a été conçue et dont nous croyons qu’elle apporte encore du progrès en France.

Le gouvernement a annoncé son intention de revaloriser les rémunérations des enseignants notamment pour compenser une éventuelle pénalisation qu’ils subiraient du fait de la faible part de primes dans leurs salaires. Qu’en pensez-vous ?

Pas grand-chose. Nous n’avons toujours pas compris en quoi consistaient les solutions avancées par le gouvernement pour compenser les pertes les plus importantes des enseignants. D’ailleurs, dans sa lettre aux professeurs, le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, se garde bien de préciser de quelles revalorisations salariales il parle. Je fais observer que d’après nos calculs, il faudrait probablement injecter dans la carrière des enseignants la bagatelle de 10 milliards d’euros au minimum pour que les ayants-droits prochains touchent une retraite qui soit équivalente au taux de remplacement actuel. Le gouvernement propose quant à lui une enveloppe de quelque 400 millions d’euros. Ce n’est en rien au regard de l’ampleur des personnels de l’éducation nationale.

Les enseignants ne sont néanmoins pas les seuls à avoir une faible part de primes dans leur rémunération…
Effectivement, les enseignants ne seront pas les seuls pénalisés par l’intégration des primes dans le calcul des retraites. C’est aussi le problème de tous les agents des collectivités locales, et en particulier de ceux de la catégorie C, qui ont aussi des régimes indemnitaires extrêmement faibles. Mais je n’entends pas parler le gouvernement sur d’éventuelles compensations pour ces personnels, qui sont parmi les plus pauvres de la fonction publique. Si l’on ajoute ces personnels aux enseignants, nous ne sommes plus sur 10 milliards d’euros nécessaires, mais sur 20 milliards, pour pouvoir simplement maintenir leur taux de remplacement. Comment pouvons-nous donc avoir confiance dans l’exécutif alors qu’il ne cesse de nous dire son impossibilité de dégeler d’1% la valeur du point d’indice pour plus de 5 millions d’agents publics, compte tenu du coût d’une telle mesure (2 milliards d’euros environ) ? Les femmes seront aussi concernées par ce problème de primes.

Pourquoi les femmes en particulier ?
Le gouvernement répète que sa réforme va améliorer l’égalité entre les femmes et les hommes dans leurs droits à la retraite, mais il faut observer que les primes actuellement versées aux femmes dans la fonction publique, à grade et ancienneté équivalents, sont inférieures en moyenne à celle versées aux hommes. Autrement dit, lorsque le gouvernement dit qu’il veut augmenter la part des primes dans le traitement brut, notamment la part des primes modulables selon le mérite, il va accroître la pénalisation des femmes. Cerise sur le gâteau : les femmes, qui sont déjà pénalisées dans leur période d’activité en raison de la part de leur régime indemnitaire, subiront une double peine, puisque cette discrimination se poursuivra dans leur retraite avec l’acquisition de points sur ces mêmes primes inférieures aux hommes. Mais sur ce point, le silence reste palpable au sein du gouvernement.

Quelle est votre position concernant l’extinction progressive des catégories actives de la fonction publique et, en compensation, l’extension aux fonctionnaires du compte professionnel de prévention (C2P), comme le prévoit l’exécutif ?
Nous ne sommes pas favorables à ce C2P, puisqu’il nous semble que le gouvernement s’obstine sur des choses qui ne relèvent pas de la pénibilité. Il nous dit qu’il veut supprimer la catégorie active qui bénéfice encore à des centaines de milliers d’agents pour y substituer un C2P remodelé. Mais ce que l’on entend, c’est que ce C2P ne reposerait que sur des critères de dangerosité et de risques vitaux (forces de l’ordre, pénitentiaire…). Loin de nous l’idée de nier qu’un certain nombre de missions publiques sont, par nature, confrontées à de la dangerosité, mais nous rappelons aussi qu’il y a bien d’autres formes de pénibilité aujourd’hui dans la fonction publique (répétition de tâches, postures, horaires décalés, travail le week-end…). Il faut bien évidemment reconnaître la dangerosité des métiers et continuer à donner à ces agents la possibilité de bénéficier de départs anticipés avec des bonifications qui permettent de partir à la retraite à taux plein. Mais nous continuons à dire qu’il faut aussi reconnaître en tant que telle la pénibilité dans la fonction publique. Cela passe par une véritable négociation, qui ne doit pas aboutir à la suppression des catégories actives. Mais malheureusement, le gouvernement semble aller dans le sens inverse.

Propos recueillis par Bastien Scordia - Acteurs publics du 10 décembre 2019